HENRI PLAS

1933 – 2011

Il serait réducteur aujourd’hui d’aborder Henri Plas seulement comme peintre de la « Nouvelle Ecole Romantique Brabançonne » tel qu’il fut étiqueté dès sa première exposition personnelle en 1962. Ce serait l’amputer d’une partie de sa création, a fortiori celle des vingt dernières années, peu ou pas montrée au public. Certes, il fut le représentant le plus important de cette mouvance belge néo-romantique, immédiatement reconnu et salué par la critique comme étant celui qui mènerait alors cette picturalité fougueuse à son apogée. Parce que ses peintures sont de véritables odes à la nature, aux mers passionnément déchaînées dans des tourbillons de flots sombres et d’écumes colorées, aux roches acérées et noires des Alpes déchirant l’onctueuse neige, aux paysages orageux ou enflammés, Henri Plas se positionne en effet en chantre d’un romantisme moderne représenté au début des années 60 par une Ecole Brabançonne en renouveau. L’exaltation de la nature ne fait en effet aucun doute : les toiles de Plas sont une furieuse représentation d’un paysage observé, dans l’empathie exaltée d’un homme qui choisit les fusains, les pinceaux et les couteaux pour servir ses émotions qu’il étale dans des compositions tumultueuses traduites en empâtements de couleurs dans la fulgurance d’une atmosphère ressentie, tant son besoin d’extérioriser sa sincérité intérieure trouve forme dans une peinture dense, généreuse, explosive. Les commentaires dans la presse des années 60 ne s’y trompaient d’ailleurs pas : « Homme des vastes horizons venteux, magnifiés par la pierre, le bois, l’eau et la glace austère des hauts sommets, il s’accomplit (et nous comble) en affirmant la suprématie de la nature, dont il dépouille les éléments jusqu’à l’âme. C’est à la fois majestueux et incisif, brutal et sensible, figuratif et abstrait dans un mouvement jetant la terre à la face des nuages. » (Alain Viray, La Dernière Heure, mai 1966).

Mais une carrière picturale de cinquante ans, celle d’un artiste qui sans cesse cherche à exprimer au mieux ses profondeurs, qui travaille sans relâche à la juste traduction du ton tapi au fond de lui, ne peut se cantonner à la répétition picturale, souvent gage d’un succès assurément prolongé une fois celui-ci acquis, mais qui deviendrait bien vite sans saveur dans la bouche et le cœur de celui qui peint. « Je ne veux ni mentir, ni me mentir », répété comme un mantra, amène donc Plas à peindre, dépeindre, son intériorité avec franchise et donc, avec évolution des thèmes, mais aussi de ses propres moyens d’expression.

D’une figuration avouée, cependant aux confins de l’abstraction – ne le qualifiait-on pas à l’époque de « romantique abstrait »?- les œuvres de Plas témoignent en effet d’un parcours muable dans la stabilité de ses recherches émotionnelles et volontés plastiques. D’une énergie folle, ses œuvres sont inlassablement en quête de vérité intérieure, aussi quand il introduit la figure dans ses toiles de la fin des années 60 dans une fougue cette fois nettement expressionniste. La pâte, toujours aussi dense soit-elle, est traitée en circonvolutions de coups de pinceau desquels émergent des corps enchevêtrés dans la masse des couleurs. Très vite cependant, la figuration se fait plus lisible. Au milieu des années 70, la volupté, chère au Romantisme, apparaît dans des nus féminins qui se cachent souvent derrière un drapé sombre – pourpre ou d’un noir irisé de mauve – ou rouge sang, pour camoufler avec décence les courbes sensuelles d’un corps empreint de douceur aussi bien que de véhémence. Ces scènes d’un abandon pudique, croit-on, sont en réalité frappées d’étrangeté qu’accentue un éclairage en clair-obscur qui bouscule le regardeur et attise sa curiosité. Plas convoque en effet sur la toile la tendresse aussi bien que la gravité, l’intimité réconfortante autant que la solitude inquiétante, le repos salvateur et le drame passionné. La transposition objective du réel ne l’intéresse ici pas davantage que dans ses paysages flamboyants de la décennie précédente, qu’il continue à mettre en scène durant les années 70. Les thèmes se diversifient mais la volonté subjective reste, elle, intacte et sincère.

Parallèlement à l’étude du nu, envoûtantes silhouettes franchement figuratives ou davantage spectrales, Henri Plas aborde les années 80 en réaffirmant son amour pour le paysage. De grands formats presque carrés abondent entre 1980 et 1985 et magnifient, à nouveau, l’art du paysage. Travaillés aux pinceaux et non plus aux couteaux, les horizons marins ou terrestres de Plas éclaboussent et enflamment la toile tour à tour. Ils enlacent ou dénouent, submergent ou expulsent, dans un va-et-vient qui happe le public pris à parti de ce spectacle mouvant et furibond qui lui est offert, mélange d’un Romantisme à la Turner et d’un post-Expressionnisme plassien proche de l’abstraction. Luisantes d’émoi, les toiles émerveillent.

L’abondant travail du début des années 90 issu de ses observations de la roche de carrière situe le discours plastique de l’artiste dans une éloquence nouvelle, en des mises en pages spectaculaires par leurs forces compositionnelle et colorée et, souvent aussi, dans des formats monumentaux avec des tableaux pouvant atteindre 2mx2,50m. La pierre, forme imposante occupant la majeure partie de l’espace, peut se métamorphoser en être humain à la tête, aux bras, au dos robuste sommairement dessinés. Cette masse prête à éclater s’entoure de griffures bleues, rouges, oranges sur fond pierreux, tel un encadrement qui s’efforcerait de contenir l’énergie tellurique appliquée sur une surface imposée, soumise aux dictats dimensionnels de la toile ou du papier. On peut ici réaffirmer ce que les critiques d’art avaient perçu quelque vingt-cinq ans plus tôt, sans toutefois reparler de Romantisme : chez Henri Plas, il y a en effet la promesse d’une puissance dynamite et éruptive dans la représentation de la nature.

À la fin des années 90, à près de soixante-cinq ans, Henri Plas aborde un nouveau virage plastique : son art s’affranchit davantage encore des codes picturaux qu’il s’était inventé, et qu’il renouvela durant plus de trente ans, pour plonger avec délectation dans l’immensité du vide blanc ponctué de traits noirs appliqués dans un geste ample de courbes et de droites, à maintes reprises posées sur une diagonale, qui écorchent l’espace infini. Comme un écho à ses vues alpines des années 60, cette abstraction d’un dynamisme nouveau, au graphisme épuré sur les larges plages d’un fond quasi immaculé, est époustouflante d’élan et de vitalité inédite qui invitent à l’évasion. Ces œuvres feront l’objet de rares expositions dans les années 90, dont celle de 1998, dernière apparition publique d’Henri Plas qui s’absentera ensuite définitivement des galeries.

Ce silence de plus de dix ans, que l’on a cru pictural mais qui ne concernait en réalité que celui des cimaises, est comme on le sait aujourd’hui riche de centaines de tableaux et de papiers réalisés à l’acrylique et au fusain dans la frénésie solitaire de l’atelier. Si l’homme est frappé d’inquiétude spirituelle qui l’oblige à s’isoler du monde extérieur, le peintre en revanche maintient le rythme quotidien du travail à l’atelier et persiste à représenter l’expressivité sincère de son bouleversement intérieur. L’amplitude de son pouvoir pictural donne à voir des compositions différentes de celles amorcées quelques années auparavant qu’il poursuit cette fois en traits ténus noirs sur fond blanc légèrement teinté de gris bleuté, ou celles à la répétition graphique proche de l’obsession. De nouveaux thèmes apparaissent en effet au tournant du millénaire : tantôt figuratifs aux personnages statuaires, grands ou petits, christiques ou méphitiques, ou répétés dans l’accumulation de têtes et de corps grossièrement brossés ; tantôt abstraits tels des murs craquelés de boursouflures, envahis de coulées noires, quadrillés de traits sombres, submergés de rondeurs répétitives, gravés d’une écriture abstraite dans laquelle le peintre se laisse volontiers engloutir. La gamme chromatique des rigoureux contrastes de blanc et de noir abordés dans les années 90 se radicalise parfois en fonds noirs rehaussés de larges traits ou formes blanches. Qu’elle soit figurative ou abstraite, cette dernière production détone d’expressionnisme, façonné auparavant mais ici poussé dans ses derniers retranchements. Dans son combat solitaire avec ses émotions, Plas bataille contre sa révolte intérieure, psyché des silhouettes anthropomorphes de ses toiles, comme elles, crucifiée, démembrée, écrasée. Inconnue du public jusqu’ici, l’œuvre des années 2000 demeure cependant fidèle à la grandeur du peintre qui fut sans cesse en proie à sa passion intérieure. 

Caroline Bricmont